Avez-vous remarqué qu’on peut lire un texte, sans rien lire de sa suite ; sans rien décoder, continuant la lecture mécanique comme le sillon sur sa dague. Cette phrase ne veut rien dire, mais après tout, pourquoi pas. Les cloches sonnent les vêpres une fois par mois. Et ce genre de souvenir me fait voir l’onduleux pas des vaches. La tâche est tombée sur ma chemise ; je suis étourdi c’est ma faute. Je lis sans faire attention. Le livre disparaît à nouveau, nous sommes au soleil, il fait parasol. Personne ne peut toucher le soleil, mais tout le monde peut s’embrasser avec la langue. Ce n’est pas une question d’origine, mais d’impulsion de départ, quand les cartes sont redistribuées, comme au billard. On frôle le strike.
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Et toi nuage, qui es-tu ?
Et toi oiseau : d’où viens-tu ?
Et toi papillon : quel est ton nom.
Je viens d’un pays lointain,
quatre murs ;
Ma soif de vous connaître
vaut l’obscurité de mon pays ;
La lumière du vôtre.
La vie est si précieuse — notre champ, ses possibles — qu’il est dommage d’entrer dans l’image. Mais c’est ainsi, point. Le sommeil nous apporte son lot de rêves, et — et l’image se meut alors ; les masses de feuilles s’agitent, des indices de chemins s’entrouvrent, et tout ce qui faisait contours nets fait taches et couleurs ; taches et couleurs par lesquelles le corps lucide voit et se meut. Soleil, les paupières s’ouvrent ! Et l’instant onirique flotte un instant encore avant de se résorber. Il est l’heure, en route ! On enfile une chemise, attaché-case, coup de peigne ; le corps s’élance. En route, vite : la journée sera longue. Un chat, assis sur le bord de la fenêtre, ouverte, voit l’homme s’éloigner dans le jardin, ouvrir le portail et repartir dans l’image, avant de refermer les yeux et de rêver.
Je quitte mes soucis. J’interroge les rails du métro. Bruit, sons. “Invalides”, “Invalides”, dit la voix deux fois. Les corps s’effacent jusqu’aux mollets. Des pieds entrent et sortent. Allez, quoi ; mon corps se gonfle à nouveau. Position ouverte, respiration ; décrochage. Tout le jour, un corps de réalité me traverse. Il n’est que la nuit pour faire tunnel, me dégager de son flux. Les gens toussotent. Les portes se ferment, les portes s’ouvrent. Attitude, gestes, regards : vaincues, postures vaincues. Les rails sont crissantes, mais la vision est lointaine : songe encarté dans son propre reflet. Je te salue Lazare !, “Saint-Lazare”, dit la voix deux fois. Station debout, je descends.
Entre deux regards le bateau a disparu
de la fenêtre
Mes pensées sont allées loin, dit-il
pourtant une seconde est passée
Une seconde c’est la vie
c’est une goutte d’eau qui se déplace
J’aimerais être comme elle
durant la traversée lui ressembler
et disparaître.
J’ai fait un cauchemar, un cauchemar terrible. Je rêvais que je devais prendre l’avion. Mais dans le hall des départs, les guichets n’existaient plus. Je ne reconnaissais plus l’endroit. Il n’y avait que des machines, et un steward affable prêt à vous aiguiller. Les billets qui s’affichent sur l’écran sont hors de prix, et je n’ai plus un rond. Je suis bloqué. Dans le rêve c’est affreux. Peu avant, me rendant à l’aéroport à pied, je rencontre le regard d’une femme ; elle me remet aussitôt un billet de vingt. « C’est très gentil de votre part, mais pourquoi donc ? » C’est l’oeil, me dit-elle, j’ai vu, je n’ai pas réfléchi. Son duvet m’interpelle. Je me réveille. Je conçois alors, en ouvrant les yeux, que la réalité est le rêve. Je regarde mes pieds. Le pouce qui sort de la chaussette est sale et pathétique. Je l’agite. Je conçois alors que la réalité est un filtre et que le filtre agit comme un sortilège. Sortilège, dis-je en sortant du lit, dont je dois me réveiller.
Les graviers autour des tombes ressemblent
à nos morts
L’océan, sa langue turquoise
Franchir le mur
Les chants des passereaux ont une vibration d’étoiles
Le goéland a le rire bas.
(Granville)
Les gens passent leur journée à boucher le réel. C’est leur boulot, leur travail, leur mission. Ils sifflotent, on se lance le sable, les briques, la truelle. On sifflote. Durant le jour, on bouche les trous comme on peut. Le soir, quand on rentre chez soi, le mur est terminé. La nuit bien sûr déconstruit le mur. Le ciment se dissout et les rêves circulent entre les briques à venir et celles du passé. Le matin on refait le même. Au boulot ! on sait faire, on est bon, pourquoi changer ?
Il y a toujours quelque chose de daté dans l’image. Dans l’image des téléviseurs. Non pas dans le contenu traité — mais dans l’épaisseur de l’image. Il y a une tendresse à voir ces images passées à nouveau défiler dans l’écran ; par la mémoire des événements qu’elles suscitent, par la texture de l’image aussi ; laquelle fixe les faits au moment de la technologie des faits — double jointure. Il y a le présentateur aussi : sa mine sympathique, ou son costume désuet, nous renvoient au corpus de la mémoire, au-delà de l’information traitée, au-delà de la technologie en cours ; le modèle de téléviseur que nous possédions au moment de le regarder sourire, la pièce où nous étions au moment de l’entendre tousser, les événements de notre vie qui s’y déroulèrent, ou tous ces autres souvenirs prenant appui sur un corpus d’images personnelles auquel l’image du téléviseur nous renvoie ; sensitif, émotionnel, fugace. Heureusement que la vie suit son cours, paisible et lent, hors du contexte des technologies ; heureusement que la réalité se perçoit, dans ses dimensions sensorielles et sociales, hors de ces principes télévisuels. Le fait de nos technologies actuelles est qu’elles veulent, dans leur intentionnalité, surpasser notre acuité par la qualité des technologies mises en œuvre ; par ces effets d’éclairage ou de surmaquillage aussi ; comme si la technologie, et son ensemble participatif, s’invitaient dans notre salon, se détachaient du téléviseur, se projetaient littéralement hors de l’écran. Le temps de la pièce disparaît pour laisser entrer celui de l’image. Cependant, force est de constater que cette manière de s’inviter dans le salon se fait en connivence avec le spectateur, et que la distance critique, séparant le téléviseur de l’image projetée, est celle convenue entre le spectateur et la technologie. Oui, à l’instar d’un spectacle de magie où le tour et l’illusion se confondent, cependant que dans le tour de magie, la distance critique s’établit par la reconnaissance des contours de sa disparition ; mais, devant l’écran, ce serait un spectacle de magie dont le spectateur connaîtrait déjà le tour, et reconnaîtrait l’illusion. Cependant, force est de constater que la magie du téléviseur repose sur une illusion plus grande, qui consiste à faire croire en l’illusion d’une distance critique, alors que le tour opère ailleurs. Le mot texture est un mot valise à double fond : il contient aussi le mot textualité, mais celle-ci nous échappe complètement. Ainsi, l’illusion du téléviseur est de nous faire croire que nous regardons une image, laquelle, dans son ascension technologique, nous rapprocherait de sa propre perfection. L’illusion du téléviseur est de nous faire croire que nous sommes spectateurs, alors qu’en réalité nous ne regardons rien. L’illusion du téléviseur est de nous faire croire que nous voyons une image alors qu’en réalité nous sommes dans l’image.
Aujourd’hui, je suis sorti. J’ai la permission. Il fait beau temps. C’est calme. Je n’ai rien d’autre à faire que de sortir. Ça permet de dégourdir les jambes, de découvrir mes corps. Evidemment, il ne faut pas se perdre. Donc je vais d’un point vers l’autre. Je vais ralentir d’ailleurs. C’est bien d’avoir un but. Les regards ne sont pas forcément accessibles, mais je ne daigne jamais m’y essayer ! C’est comme le pigeon ; dès qu’on approche, il s’envole. Pourquoi nous oblige-t-on à supporter tout ce bruit ? Ne me dites pas que je fais du bruit. Je n’ai rien demandé. Peut-être faudrait-il bâillonner les mannequins, et faire meugler la lumière. Les personnes que je rencontre me parlent de leur corps. Savent-elles qu’elles me désignent leurs doigts ? Tantôt le second, tantôt le troisième. Avec trois doigts, tout est dit. Le cinquième se gratte l’ongle. Pour la troisième fois, je refais le chemin. Le soleil vient à ma rencontre. Comme elle est belle la lumière. Veux-t-on la goûter qu’il faille s’arrêter. Je m’assois. Je m’assois sur un banc. Je m’assois sur un banc devant la chaussée. On peut vite s’enraciner ; quelle force ! Et si ? Et donc. Naturellement si le phénomène inverse se produisait, si le silence gagnait le monde, si tout s’arrêtait, alors mes doigts seraient comme les oiseaux et ma main s’ouvrirait ; mais ça, c’est une autre histoire.
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