Le réel aussi est un instrument
Les mots, tout sonne faux
Quelle couleur choisissons-nous ?
Quel moment fait-on vibrer ?
A-t-on exploré le langage
Sait-on ses propriétés, Toutes
Ses combinaisons nouvelles.
Sait-on voir ?
Littérature, écriture
Journal des poèmes
Je suis enfermé dans le cauchemar des jours. Je suis prisonnier du corps. À moins que le corps soit prisonnier de moi ; vasque ouverte sur le monde. Je n’ai pas vraiment choisi d’être ici ni aujourd’hui. Et toute l’information traitée, autour de moi, fait peu pour mon confort. Être sur une île déserte ajouterait à mon désarroi. Je laisse passer à travers mes yeux, deux vifs sourires sauvages et timides. D’un noir précieux. Il faudrait imaginer le corps comme une caverne, comme un abri, habité par deux félins, toujours libres de la quitter, ici et maintenant pour la grande aventure.
Et après, Peut-on envisager le vide entre les deux syllabes ?
Peut-on envisager depuis, entre les deux
Une plante serait la réponse circonstancielle
Dans les gravats
La question n’aurait pas de phrase pour l’habillée,
La plante serait la couverture comme le reste des vies
Mais nul ne la poserait
Tout vivrait dans la béance,
Ce serait un rêve sans séquences
Aux balbutiements de la clarté ;
Mais l’étonnement ne serait-il pas l’état premier ?
La vie chercherait le chemin pour se penser ?
Apprendre, accepter cette part qui fait que je ne suis plus tout à fait au même endroit
Et que seul la part lucide entremêlée des rêves me fait constater
A plusieurs reprises ; me montre un autre chez moi,
Que je reconnais. Qu’ai-je ramené ?
Une sensation, une émotion, une impression ?
Me souviendrais-je demain
Quand je retrouverai ce texte au hasard des feuilles dispersées
Ou ceci ne sera-t-il plus qu’une sensation vague, qu’une amorce de rêve,
Qu’un morceau de papier qu’on garde pour la photo.
Je suis chez moi. Je transcris le poème. Je lève les yeux, je souffle un bon coup. Je lève les yeux. Je me vois dans le store, dans le reflet, dans la vitre. Il est 18 h 53. Je regarde mes doigts qui tapent sur le clavier. Je me regarde à nouveau dans le reflet, tout à fait suspicieux. Le linge tourne dans la pièce à côté. Pourtant, tout est là, à sa place. Le reflet du verre est là, il bouge si ma main déplace le verre sur la table. Dans le reflet de la pièce la lumière derrière moi m’indique qu’une lumière est derrière moi, et je me tourne en effet : elle est bien là, je suis bien là. Je souffle un bon bouc. Je regarde mon reflet, un sourire de diable se dessine, c’est certain je me scrute. Qui parle ? Il existe quelqu’un entre lui et moi, et ce quelqu’un est moi-même : mais dès lors moi disparaît et lui s’éteint. Comme une flamme au bout d’une mèche. La flamme se rallume. Je lève les yeux. Mon reflet me regarde dans la vitre, tout à fait suspicieux pendant que j’écris. On dirait qu’il n’est pas content, qu’il va me sauter dessus. Je souffle un donc à l’attention de qui, allez savoir… Je regarde mes mains taper sur le clavier. C’est vertigineux, on dirait qu’il a fait ça toute sa vie. Mais qui est « il » ? L’index frotte le pouce. Il ne sait. Quelqu’un d’autre me regarde. J’accepte la situation. Un frisson parcourt mes bras jusqu’aux mains, le corps. Les poils se hérissent. Je ferme les yeux, je respire avec une attention plus marquée. Suis-je à l’endroit que je crois être ? Le bruit de la machine à laver me parvient mais je perçois que le bruit n’est pas celui de la machine, mais de ma reconnaissance ; je me laisse bercer par ce bruit autre, qui donne une étrangeté à l’espace où je me situe. Je me souviens à présent être nulle part, tout à fait nulle part, je veux dire sans date particulière ; j’aimerais ouvrir les yeux pour savoir où je me situe ; mais à défaut j’ouvre mes yeux, mon index éprouve une difficulté particulière à taper ; j’aimerais me reconnaître, mais la première fois est la plus… je n’arrive pas à trouver le qualificatif qui ferait que la phrase entre jusqu’au trou — étonnante, difficile ? Mon corps insiste pour me gratter le bras, le nez, la nuque, l’autre bras. Je reviens ici, une décharge se manifeste en l’écrivant. Ici est circonspect. J’ai de la chance d’habiter cet ici comme la peau sa pomme… “Comme l’appeau sa pomme, comme l’appeau sa paume” tapent les doigts. Ils s’en vont dans la nuit.
Pièce, chez moi, 18h53, 23.11.2024
Qui ? Quoi ? Tout semble trop familier ici, dans cette salle d’attente. Neuf personnes, dont moi. Quatre chaises vides. Une table basse rectangulaire au centre de la pièce rectangulaire. La table est vide. La pièce est décorée d’une plante, mais à cette distance je ne peux saisir si elle vraie. Près de la fenêtre, la bouche de la personne fait un bruit de chips, auxquels s’ajoute celui du sachet que sa main plie et déplie avec discrétion. Quelqu’un tousse. La page d’un livre se tourne. Chacun dit Bonsoir. Tout semble trop familier ici. Devant moi, il est au mur un cadre avec un pont de cordes qui ouvre sur un paysage d’arbre dans le brouillard. Tout va trop bien. Tout est trop stable. La table est la table. La salle d’attente est la salle d’attente. Ma chaise est ma chaise. Et dehors est dehors. Mince. J’ai bien fait de venir.
Salle d’attente, 6 Pl. d’Italie, 18h28, 18.11.2024
Il pleut. Chaque goutte contient le “il pleut”. Chaque goutte qui goutte. Je suis chez Pho Viet. La décoration est spartiate. A coté de moi, il est une plante factice. Deux femmes déjeunent sur la banquette (et racontent des histoires). Je suis dans le 13e, au 115 boulevard de l’Hôpital. Les voitures passent dans la devanture, dans les deux sens. J’ai cette chance de manger. Il pleut. Chacun est à sa place. Chaque chose est à sa place. J’ai cette chance. Dans le bol, tout est à sa place : nouilles, coriandre, carottes râpées, une, deux… Remuez, dit la serveuse. J’ai cette chance. Chaque mot est dans son objet. La fourchette est dans la fourchette. Le bol dans le bol. J’ai cette chance. Et le verre dans le verre. J’ai mal aux dents. Il pleut.
Chez Pho Viet, 115 Bd de l’Hôpital, 19.11.2024, 12h37
Faire l’effort, cela fait longtemps, tiens. Évidemment je ne me souviens de rien. Il me souvient du chemin, mais pas de l’état. Du moins j’imagine l’état. J’hésite. J’ai envie de rester là, à l’entrée ; comme une puissance au seuil. À moins que le charme se soit estompé, que l’enclos soit clos, – que je sois condamné à rester là, dans cet espace-temps : une réalité, quelconque. Évidemment tout porte à croire : l’automne, les murs, la date. Le ballon. Même le passant avec son air mélancolique, qui passe derrière la grille du parc. Tout me porte à rester là, sur ce banc, entre la corde à sauter – son mouvement hélicoïdal, et le ballon – les passes ; entre les deux béquilles. Impossible de sortir d’ici pour le moment. Mon voisin met un sens inouï pour faire exister son mouvement de ballon, ses passes à son fils, son fils lui-même. Il crie, il est bruyant, il explique ce qu’il fait. Il frappe le ballon. À présent la lumière dévoile l’or du platane. Un bruit lointain fait celui d’une trottinette qui pleure. Et, je suis censé moi-même être assis, sur ce banc, dans le square René-Le Gall, à côté d’un arbre remarquable. Bref, tout est signifiant ; rien n’y échappe. À force de ne plus l’ouvrir, il est possible que le temps ait verrouillé la porte. Je suis bien quelque part, parmi les passants, les perruches, la robe de mariée qui passe dans le ciel, la paréidolie des nuages. Je suis bien quelque part, dit l’homme. Je n’arrive plus à voir, à travers mes yeux, le néant, pas plus qu’à entrer dans l’éternité ; à faire corps avec. Cependant, ce qui se présente depuis tout à l’heure me convient tout à fait. L’espace-temps est remarquable, malgré la douleur du pied, la vue faiblarde, je n’ai rien à changer du lieu. Me proposerait-on d’être ailleurs, je ne saurais quoi ajouter. Le mouvement des perruches, leurs cris, me rapproche insensiblement de l’espace entrouvert, entre l’ici et le monde des morts. Quoi que cet ici ne soit plus tout à fait le même : l’enclos s’est ouvert, et le sujet sourit. Dans le parc, sur l’asphalte, l’enfant fait rebondir un ballon sur son genou. Ça y est, je vois. J’ai vu.
© 2025 Raphaël Dormoy
Theme by Anders Noren — Up ↑
Commentaires récents