J’y suis ! Nulle part. Plus d’un temps sépare ces deux phrases. Ça s’agite autour de moi, mais d’une agitation tout à fait calme. Transcrire me fait rouvrir l’œil. Et par conséquent me replonge dans l’image, environnante. Je suis, j’étais, je suis dans le TGV INOUI n°6103 à destination de Marseille Saint-Charles, depuis une heure, environ. Ouvrir l’œil, me dis-je, mais le bon ! J’entends les mousquetaires, trois, lever, croiser leurs fleurets, m’entourer de leur devise, tel ses points d’exclamation, d’encouragement. Je referme les yeux. Je me concentre, décentre. Tout ceci me paraît très intrigant. Je me retrouve dans le lieu calme. Je connais ce lieu, l’endroit, ce nulle part, étant enfant, le même, qui survient dans le salon parmi les convives, au moment de m’endormir… Avec deux « Où suis-je ? » sous les sourcils, à la place des yeux, les faisant plisser, nous pourrions tenter le regard. Mais la perplexité se lirait avant le sourire. J’ouvre les yeux : je le surprends : Comment ne pas être effrayé par le néant ? Si physique, si présent. Mes cheveux se dressent. C’est une image bien sûr (puisqu’ils s’effilochent). Mais mes mots en feraient tout autant. Je les calmerai, les brosserai dans le sens du poil. Et je dis : Que se passe-t-il en associant le néant du train, et le nulle part de la nuit qui les contient ? Le néant ferme l’œil, et le grand nulle part ouvert de l’autre. Nous serions en pleine féerie des monstres. L’esprit trouve son masque antique, inique et farceur. J’ai un oeil de boeuf dans la bouche. Ma bouche se met à le sucer (c’est mieux qu’un orteil de porc tout de même). S’il tombe, j’en serais bouche bée. Je le rattrape dans ma paume. Je soupèse sa masse en le présentant autour de moi. Où sommes-nous, dis-je à l’entour. Nous serions ici, dit l’enfant, venu contre mon épaule, plein de mansuétude, de gratitude. Regardez ! Regardez comme il est gros.
Je suis dans le train OUIGO n°7875 de 11h16, au départ de la gare de Lyon et à destination de la gare de Valence TGV. La voix du conducteur indique que le train est complet. Le wagon est organisé en dix rangées de trois sièges contigus séparés d’un quatrième par le couloir ; avec au centre de la rame bondée six sièges qui se font face. J’ai la chance de disposer d’un siège isolé et, sur ma tablette, j’ai posé Le Vieil Homme et la Mer. Mamie qui s’est assise près de moi donne le menu Mac Donald à ses deux petits-enfants. J’ai l’odeur. Ça fait trois. Il fait chaud. Je lève les yeux. Tous les sièges sont bleu rose, bleu moche. Je relève les yeux. Je me rends compte être nulle part. Mais, rien à faire, tout le bruit me ramène ici. L’enfant suçote le plastique de sa gourde rouge à l’effigie d’un superhéros. Le paysage me renvoie à cette esthétique archisue de champs ensemencés, tantôt brûlés, pour certains nus. Le volume a beau être bas, à deux sièges du mien, j’entends le son du dessin animé autant que l’enfant qui tient l’écran devant ses yeux. Je demande à la mamie poliment de baisser le son. Elle me dit que j’ai l’ouïe sensible. Je me lève. Je sors. Je m’installe dans l’escalier. À présent, je vois le ciel. Le ciel dans la lucarne du train. Mais c’est un grand ciel. Les nuages passent. Les nuages filent. La ligne du ciel rejoint bientôt la mer. Je suis sur l’océan avec le vieil homme et son poisson mirifique.
Parfois, on se souvient. Et cela souvient. Et cela suffit. Nous y sommes. L’instant flotte comme une autre page. Mais à moins de nous y encrer, elle semble illusoire. Il y a trois pays pour celui qui revient sur ses pas. L’instant, celui du second, fonde mes espérances. Pourtant, nous possédons une chambre, un lieu où dormir en chacun d’eux. Et bien sûr, comme la première fois, la ligne téléphonique ne fonctionnera pas mieux, aussi difficilement. Secrètement, j’ai toujours rêvé de rejoindre le plus à l’est, au sud. C’est là que les magiciens m’attendent.
Que pourrais-je voir à quoi je ne sois pas attentif. Je suis attentif aux personnes, à leur posture, à quelques informations, panneaux, à une atmosphère d’ensemble… “Attention, freinage puissant” est-il écrit à côté de la porte automatique, ou encore “Cédez votre place”. Mais je manque à chaque fois les détails, comme par exemple le motif du siège sur lequel la passagère face à moi est assise, ou la forme des poignées de sustentation, ou le nombre de stries du soufflet entre deux wagons. Mais surtout, il est cette chose qui m’échappe toujours, qui échappe à chaque fois, qui tient en cette phrase, salvatrice quand elle se rappelle à moi : Tout va bien, je suis arrivé. Oui, je suis arrivé. Où que le train aille, où que j’aille. Alors, je peux ralentir… Je peux souffler…
Mince ! mon arrêt.
Je suis arrivé. Je suis arrivé.
Il faut voir les choses en face.
Je suis arrivé, point. Le long voyage a pris fin.
J’y suis. Cela peut paraître étrange,
d’entendre cet homme, assis sur un banc,
répéter sans cesse : Je suis arrivé.
répéter sans arrêt : J’y suis.
On pourrait presque croire qu’il voyage encore
et que ces paroles qu’il clame sont l’espérance qu’il se donne
pour sauter d’un train.
Il se lève et s’assoit.
Il y aura toujours une attente,
Toute phrase précède un devenir
Toute phrase est un devenir.
Le lecteur est attentif pour les tenir, bout à bout
Et voir la flamme dans le circuit noueux de brindilles.
Il y aura toujours une attente
Cette flamme, dans les yeux de l’enfant, s’explique-t-elle ?
Elle est comme un rêve
On brûlerait sa langue de l’approcher, la faible précaution la ferait perdre, et nous fuirions celui ou celle qui substituerait son cœur danse, dansant, de paroles, inutiles.
Il y aura toujours une attente
On peut la porter, dessus l’index et le pouce, et la mettre en signe avec des feux follets dans la forêt du songe.
Pourtant, il suffit de la regarder, une et nue.
Il y aura toujours une attente
Et c’est ainsi.
Je tiens un grand texe, dit-il faisant voler les feuilles. Je tiens un grand texe, ajoute agite-t-il en tous sens. Il traverse, respire grand, s’assoit sur un banc, contemple les nuages, même si se présente, à son regard, la seule couronne verte et dense du copalme d’Amérique dont les trois pieds ombragent la place. Ah ah, clame-t-il, même si ce n’est qu’un sourire qui se dessine sur ses lèvres. Ah oh, s’aventure-t-il, en voici la preuve flagrante : ce grand texe m’a fait sortir de mes feuilles, de mes déboires, de mes rythmes, de mes soucis, les cela, pour m’asseoir sur cette place. Cette place réelle à l’ombre du monde, qui tient le monde tel un point ferme sur la page. Ah oh ah, fait-il encore tout en malice roulant vers la passante une œillade complice. Texe ; voyez comme il coule de source, d’une eau cristalline tandis que le vent bat une mesure, délicate, sur les feuilles, l’écorce, le corps, de son souffle enveloppant. Ainsi le rêveur, ainsi le poète, un rien l’habille. Ôter lui ses illusions, que resterait-il ? Ni les nuages derrière la couronne des arbres, ni ces interjections, ni l’air cristallin. Il resterait un homme, encombré de feuilles, de textes en déshérence, posés sur une table, et la petite place de la rue Hericart serait restée, à cet instant, tout à fait vide, sans cet homme pour crier oh ah derrière un sourire sincère, vers des nuages rêvés, aux formes éloquentes, dans un ciel tout à fait bleu.
Que faire ? Quoi faire ? Que faire de ce lieu : est-ce même la bonne question ? Quoi faire. On y retourne comme un vieux paysage. Comme un lieu non oublié, le même ? Des décennies plus tard. Le même. Pourtant, il s’agit d’un simple quai de métro. L’un de ces vieux quais de métro que l’on empreinte chaque jour. Mais celui-ci est différent, celui-ci est spécial. Il me replonge dans ma nouvelle Bal de viande. Ou pour être exact, dans l’écriture de cette nouvelle, des décennies avant. J’ai laissé passer le métro. Mais à présent, je peux voir le même lieu, en ouvrant les yeux. Autrefois il me fallait fermer les paupières pour voir. Je suis assis ici, au milieu du même lieu. Étrangement, la temporalité de ce lieu échappe à toute considération, bien que l’éternité s’y loge avec la même facilité que mon fessier dans le siège curviligne. Et je me retrouve assis au même endroit, au même lieu, dans cette énergie de débauche pour former la ligne, la chaîne d’or. Chaque mot comme le maillon d’une chaîne, ajustée. J’ai laissé passer le métro. Le suivant arrive dans 10 minutes. Je suis deux décennies avant. Et nous communiquons. Je veux dire cet autre sait que je communique avec lui, à cet instant, comme ces autres fois où je suis déjà sur mon lit de mort, et qu’il m’arrive de me sourire — rétrospectivement.
Tentative : les deux points
Mais le soleil darde ses rayons, les désarme toutes.
Mes paupières agissent comme parenthèse
La phrase prend l’air
Mon sourire soupèse le vide ;
J’accueille le regard des voyageurs comme une obole.
La chimère d’un hérisson traverse le couloir
Est-il un sourire, un soleil qui s’ignore ?
Je l’attrape entre mes points :
Le RER est une phrase qui s’ignore.
À présent, je sais être nulle part
Il suffit de fermer les yeux (non de baisser les paupières)
D’apprécier la même pièce, dans son étrangeté
Ce n’est pas être tout à fait nulle part
C’est être ailleurs, ici.
C’est donc ça vieillir ?
Ne plus être ce ressort roulant, tendu
Accepter la circonstance.

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