Que pourrais-je voir à quoi je ne sois pas attentif. Je suis attentif aux personnes, à leur posture, à quelques informations, panneaux, à une atmosphère d’ensemble… “Attention, freinage puissant” est-il écrit à côté de la porte automatique, ou encore “Cédez votre place”. Mais je manque à chaque fois les détails, comme par exemple le motif du siège sur lequel la passagère face à moi est assise, ou la forme des poignées de sustentation, ou le nombre de stries du soufflet entre deux wagons. Mais surtout, il est cette chose qui m’échappe toujours, qui échappe à chaque fois, qui tient en cette phrase, salvatrice quand elle se rappelle à moi : Tout va bien, je suis arrivé. Oui, je suis arrivé. Où que le train aille, où que j’aille. Alors, je peux ralentir… Je peux souffler…
Mince ! mon arrêt.
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Je suis arrivé. Je suis arrivé.
Il faut voir les choses en face.
Je suis arrivé, point. Le long voyage a pris fin.
J’y suis. Cela peut paraître étrange,
d’entendre cet homme, assis sur un banc,
répéter sans cesse : Je suis arrivé.
répéter sans arrêt : J’y suis.
On pourrait presque croire qu’il voyage encore
et que ces paroles qu’il clame sont l’espérance qu’il se donne
pour sauter d’un train.
Il se lève et s’assoit.
Je tiens un grand texe, dit-il faisant voler les feuilles. Je tiens un grand texe, ajoute agite-t-il en tous sens. Il traverse, sort, respire grand, s’assoit sur un banc, contemple les nuages, même si se présente, à son regard, la seule couronne verte et dense du copalme d’Amérique dont les trois pieds ombragent la place. Ah ah, clame-t-il, même si ce n’est qu’un unique sourire qui se dessine sur ses lèvres. Ah oh, s’aventure-t-il, en voici la preuve flagrante : ce grand texe m’a fait sortir de mes feuilles, de mes déboires, de mes rythmes, de mes soucis, les cela, pour m’asseoir sur cette place. Cette place réelle à l’ombre du monde, qui tient le monde tel un point ferme sur la page. Ah oh ah, fait-il encore tout en malice roulant vers la passante une œillade complice. Texe ; voyez comme il coule de source, d’une eau cristalline tandis que le vent bat une mesure, délicate, sur les feuilles, l’écorce, le corps, de son souffle enveloppant. Ainsi le rêveur, ainsi le poète, un rien l’habille. Ôter lui ses illusions, que resterait-il ? Ni les nuages derrière la couronne des arbres, ni ces interjections, ni l’air cristallin. Il resterait un homme, encombré de feuilles, de textes en déshérence, posés sur une table, et la petite place de la rue Hericart serait restée, à cet instant, tout à fait vide, sans cet homme pour crier oh ah derrière un sourire sincère, vers des nuages rêvés, aux formes éloquentes, dans un ciel tout à fait bleu.
Que faire ? Quoi faire ? Que faire de ce lieu : est-ce même la bonne question ? Quoi faire. On y retourne comme un vieux paysage. Comme un lieu non oublié, le même ? Des décennies plus tard. Le même. Pourtant, il s’agit d’un simple quai de métro. L’un de ces vieux quais de métro que l’on empreinte chaque jour. Mais celui-ci est différent, celui-ci est spécial. Il me replonge dans ma nouvelle Bal de viande. Ou pour être exact, dans l’écriture de cette nouvelle, des décennies avant. J’ai laissé passer le métro. Mais à présent, je peux voir le même lieu, en ouvrant les yeux. Autrefois il me fallait fermer les paupières pour voir. Je suis assis ici, au milieu du même lieu. Étrangement, la temporalité de ce lieu échappe à toute considération, bien que l’éternité s’y loge avec la même facilité que mon fessier dans le siège curviligne. Et je me retrouve assis au même endroit, au même lieu, dans cette énergie de débauche pour former la ligne, la chaîne d’or. Chaque mot comme le maillon d’une chaîne, ajustée. J’ai laissé passer le métro. Le suivant arrive dans 10 minutes. Je suis deux décennies avant. Et nous communiquons. Je veux dire cet autre sait que je communique avec lui, à cet instant, comme ces autres fois où je suis déjà sur mon lit de mort, et qu’il m’arrive de me sourire — rétrospectivement.
Tentative : les deux points
Mais le soleil darde ses rayons, les désarme toutes.
Mes paupières agissent comme parenthèse
La phrase prend l’air
Mon sourire soupèse le vide ;
J’accueille le regard des voyageurs comme une obole.
La chimère d’un hérisson traverse le couloir
Est-il un sourire, un soleil qui s’ignore ?
Je l’attrape entre mes points :
Le RER est une phrase qui s’ignore.
À présent, je sais être nulle part
Il suffit de fermer les yeux (non de baisser les paupières)
D’apprécier la même pièce, dans son étrangeté
Ce n’est pas être tout à fait nulle part
C’est être ailleurs, ici.
C’est donc ça vieillir ?
Ne plus être ce ressort roulant, tendu
Accepter la circonstance.
Vie fabriquée tel un métronome, trônant sur la table. En ouvrant son capot, en libérant le pendule, on s’étonne que l’assemblage tienne la dragée haute — au temps. Il ne s’agit pas de segment, ni d’écart, mais de cet appel du même. Après ce que le tic, le tac, mesurent ? Va savoir : le rien, l’insignifiant du jour ? Le miracle lui tient dans : la goutte qui tremble quand elle existe. Pas plus. Mais la nuque inclinée d’une femme, mise en lumière dans celle du matin, devant soi dans le RER, sous son chignon haut, parée d’une bretelle, est un moment suffisamment rare, en accélère le rythme.
J’ai décidé de me ternir au plus haut point que je connaisse. Je ne vois pas d’autres aventures à tenir dans les jours, les mois, les années qui viennent. Je serai débarrassé des scories des jours. De là le monde serait différent, même si rien ou peu changeait dans la programmation du jour. Je crois que rien ne changera dans mon apparence, je veux dire que rien ne semblerait suspect ou de neuf, à moins que mon regard interrogateur finisse par semer le trouble chez mon interlocuteur. Mais après tout, depuis des années je fréquente mille personnes et je ne suis pas plus avancé aujourd’hui pour savoir où ils habitent.
D’ici, tout est différent, et pourtant je n’ai bougé de place ni de posture. Un siège de Ter, en première rame, en rez-de-basalte, appuyé contre la vitre, la jambe croisée sur la seconde. Alors évidemment l’inadvertance nous fait perdre l’assise. On tombe on retombe. Mais j’ai décidé de tenir la position. Et peut-être après tout est-ce parce que le pense-bête n’était pas incarné. J’imagine un gros oiseau, ou plutôt un gro oiseau, sans liaison, avec élision, c’est qu’il se tient droit, qui ne tombe pas dans la facilité de coller au dossier, d’adhérer, pour s’enfuir et se perdre dans tout ce que le monde charrie par la force mécanique des jours. Oiseau. Il n’y a plus qu’à tenir, ici. Et d’éclairer. Il faut imaginer une lampe torche qui ne porte qu’à quelques secondes, c’est peu.
Editer est une vanité avec laquelle certains poètes s’accordent peu ou mal. Mais un poète édité, quel devient-il ? Un poète qui se retrouve dans. Dans le livre. Se sent-il à l’étroit. Ecrasé, figé, oublié ? Entre deux du même étage. Discute-t-il avec le voisin de fortune ? En a-t-il seulement envie ? Et quand le livre se referme, ne souffle-t-il pas ? Quant au lecteur, celui qui se présenterait tout à fait par hasard, la tranche étant trop petite (c’est voulu par l’auteur), aurait-il envie de le rencontrer ? Ne peut-on pas écrire loin. Le miroir lui non plus ne cherche ni à séduire ni à s’essayer dans les mains d’un hôte. Et si le lecteur s’empare de la phrase, quelle sera la réaction spontannée du verbe ? Mais par pêché d’orgueil, le poète se retrouve avant, après, loin de toute opération.
Je pars toujours quelque part
Rien n’y fait
C’est le premier réflexe quand on lâche prise du moins chez moi, du moins maintenant
Ah que le maintenant devrait être une simple vague, vaguelette, vague
Son mouvement suffirait
Il y a le flux des usagers, on dirait des poissons dans le courant
Et si je suis immobile c’est que j’attends le train
Ah ça y est vite vite voiture 25
Mais aujourd’hui je pars pour moi,
Pour un moi tendre ;
Un frisson parcourt l’échine ; sur le vieux rail.
Le chef de bord est heureux de se couler dans sa voix. On dirait qu’il a attendu ce moment-ci jusqu’à ce jour ; comme le plongeur qui met sa combinaison. Le quartier de La Défense se dessine dans la brume.
Puis le vert.
La ligne ondule.
À qui s’adresse-t-on ? Aux arbres ? À l’élégant sapin ? À la fumeuse de joint en contrebas ?
Pourquoi la pensée silencieuse ferait-elle trace ?
Les maisons de briques rouges apparaissent
« Intermarché » : n’est-il pas une parole qui se veut rassurante ?
Le ter grince beaucoup trop.
Je m’imagine dans un lit, avec la passagère assise à côté de moi, lisant certainement les nouvelles sur son téléphone (à sa manière consciencieuse de bouger lentement l’index sur l’écran)
Je l’imaginais à côté de moi, m’enserrant le visage dans une main ; à l’écouter me dire des mots d’amour.
Nous pourrions faire la paire, me dis-je. Mais la vue de ses chaussures, des mocassins de velours à boucle, inocule un doute.
L’équilibre paysager, fait de vertes collines, de franges et de haies, boisées, d’herbes grasses et de cours d’eaux, joue à présent ( sauf quand ) ( sauf quand l’homme y visse ses lotissements).
Les goélands culminent
Maison à colombages
Et si une pensée la traverse, ce n’est pas grave.
Au port : Le rire des mouettes et le pauvre Saint-Père sur la croix. Et les pâquerettes à ses pieds.
Et Dieu dans tout ça ? Sous la jetée.
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