Le monde ne dit rien
Et pourtant
Les cerisiers en fleurs
Auteur/autrice : rd (Page 38 of 53)
Le cerisier en fleurs, du cimetière, répand ses pétales, en tout sens
Le même cerisier que je retrouve chaque année ;
J’ai l’impression de fleurir quand je te vois, quand je reste près de toi,
Il est doux de voir les pétales se former, tomber,
tomber, aller, quel miracle, avec indolence, dans le ciel,
parmi le ballet des pies, les pirouettes langagières du merle,
ou le furtif pigeon ramier, dans son battement d’ailes,
ou le passereau, au contact de ton écorce, noir aveugle, rugueuse ;
Fleurir, encore et encore, tandis que la vie passe,
légèreté dans un monde léger,
plus léger que la mort, recouvrir les tombes ;
Le cerisier respire.
La vie, cette somme ballante ; tous jetés au milieu de la toile, malgré nous ; parmi ses fils, ses noeuds. Parfois, une chaise s’effondre, une figure se gomme, mais le piano continue son morceau, corps penchés, à gauche, corps penchés à droite, et l’archet qui joue, joue contre joue, la suite. Qui croirait que le temps efface les plus faibles, les plus vieux, les plus malades, les plus mourants, mais la vie n’est pas un carnet de commandes. Les lettres restent, pour jouer d’autres récits. Et la toile se refait, fils d’or. Et la toile se refait, rires et sauts. Et la toile se refait.
Monde vide, rempli de briques de mondes vides, disposées l’une près l’autre ; de versant en versant. Qu’il est doux de regarder un monde vide, rempli de briques de mondes vides. C’est rassurant. C’est apaisant pour chacun de nous qui vivons dans une brique de monde vide de regarder le monde vide depuis notre brique de monde vide ; comme cela crée la distance nécessaire, le confort absolu. La qualité d’une brique de monde vide s’observe à la qualité de ses contours, et à la qualité de l’espace non vide qu’elle soumet. Qu’il est doux le soir de rentrer dans sa brique de monde vide, d’ouvrir la brique de monde vide, remplie de mondes vides, et de se rafraîchir d’une brique remplie de monde vide. Et de s’endormir. Et de s’endormir jusqu’à ne plus dormir pour de bon.
Prendre du recul, m’a-t-on dit. Evidemment, l’expérience est simple pour qui la perçoit. C’est comme un bain de mer : c’est une évidence pour qui la vie. J’ai beau faire un effort de projection, qui me remémore à l’intérieur même de la diapositive, je reste dans l’image. Prendre du recul ? Au contraire, il faudrait avancer, prendre courageusement ses mains, ses bras, ses pieds, et arracher le tapis de mousse qui a tout envahi. Les arracher pli après pli, consciemment : enchevêtrement de lacs. Les bougies s’éteignent l’une après l’autre ; ou la lumière ne circule plus : qui vérifiera ? Maison de mousse. Forêt de mousse. Ville de mousse. Bureau de mousse. Tout est mousse. Prendre du recul : avancer courageusement et se dire qu’aucun recul n’est possible, puisque tout a été atteint jusqu’à la dernière partie. Et qu’épiloguer ne fait que noircir les zones d’ombres. Parfois, un accident du réel viendrait démasquer la supercherie. C’est un saut minuscule, un craquement de planche, qui nous remémore soudain que les entités autour de nous ont une âme, et que la nôtre n’est pas tiède à leur contact. Des fils blancs qui tombent du ciel. Des fils blancs, statiques, qu’on finit par ne plus voir. Quand la conscience s’indigne, qu’elle les écarte, c’est un paysage morne qui se présente, un paysage sans autre conscience que l’époque elle-même chaque matin quand elle se lève jusqu’au ciel jusqu’au soir, comme si le soleil était lui aussi noué à cette hérésie, comme si le ciel avait lui aussi perdu son épaisseur. Prendre du recul.
Autrefois, je lisais un livre pour m’augmenter, un peu. A présent, le confort de lecture ne dépasse pas celui d’un matelas flottant, d’une ligne de flottaison pour les écrits les plus profonds, et l’effort de lecture ne dépasse pas deux ou trois mouvements de main, au risque de flotter bientôt dans le sommeil. Mais la simple présence de l’ouvrage a plus de vertus qu’un coquillage, puisqu’il me donne et le coquillage et le sable et la mer. Parfois ne pas lire, mais simplement toucher l’ouvrage de l’index suffit.
Attraper le soleil,
ses gouttes de lumière sur le front penché ;
le corps penché, entre
les images de marais, les reflets sur le plan d’eau ;
Se redresser, à mesure que la mer monte, dans le canal,
tandis que “oui” les passants
passant derrière devant le banc “attendez, revenez”
“j’ai une bête dans le nez”
tandis que “mercredi rebelote”
l’eau monte
tandis que “ça sent la vase ” les coques se redressent
“donc tu vois il bosse chez Carrefour”
tandis que le soleil décroît “non mais en même temps, les mecs sont graves” “ils savent très bien” “c’est des blaireaux c’est tout”,
prendre le large.
Jetée Jacobsen, Noirmoutier
Et le vent élevant
la mouette sans effort
de rires en rires
dans les marches du ciel
Festin des grands jours.
Se détacher des mots. Se foutre à poil. J’avais prévu toute autre chose aujourd’hui. Mettre des lunettes de soleil et faire appel au soleil. Avec mes lunettes, la nuit est suffisamment épaisse pour espérer clore le soleil, et le faire passer. Je n’ai jamais compté les jours, mais leur somme finit par faire disparaître leur épaisseur. Les mots finissent par être figés : comme tous les objets chez moi. Et le sujet se déplace, entre les secondes, entre les corps d’habitude, tant bien que mal. Évidemment on peut ouvrir l’armoire, et recouvrir un temps, une heure, une seconde, un soir, l’un des costumes qui vous métamorphose. Mon costume favori est celui de la grande dispersion. Chaque fois que je le revêts, tout mon sérieux se disperse avec les billes du costume, les ai-je comptées, des milliers de billes sur le sol, partout, partout, partout. Puis, c’est tout un travail de reconstruction. Quand je sors dans la rue, j’ai l’impression de porter les habits d’un autre, c’est paradoxal puisque je me dévêts en même temps, en même temps que l’autre me vêt de ses vêtements. Bonjour, bonjour. Ça fait beaucoup. Ça fait une montagne de vêtements. Et le jour suivant nous rapproche du trou. Jour suivant nous rapproche du trou. Suivant nous rapproche du trou. Rapproche du trou. Oui, disparaître. Disparaître complètement pour ne garder que la forme. Mais alors, que deviendrai-je ? Qu’observerai-je quand l’autre s’adresse à soi ? Ah, les mots : miroirs, reflets, pas de perte ; le bric-à-brac des émotions ; le passe-partout dans le trousseau. Nous poussons la porte et nous voici chez l’hôte : l’hôte nous reçoit. Mais l’hôte est déjà habillé d’un autre. Voici qu’il porte sur la tête un slip que vous lui avez posé par inadvertance. Je ne vous félicite pas. À présent, nous sommes tous deux convaincus que des antennes bougent sur sa tête. Et ses jambes se sont transformées en pieds de reptile si bien que l’hôte n’en peut déjà plus, qu’il est fatigué, qu’il s’assoit, le sang circule mal. Il finirait même par vous remercier du slip qu’il porte sur la tête, lequel éponge les grosses gouttes qui coulent de son front. C’est terminé. C’est cuit. Il faudra repasser demain et par inadvertance. Hélas, tant mieux. La réalité retombe toujours sur ses pas. Sortir. Sortir nu. Déplacer, dépasser les corps voûtés, mal assurés ; figés ; fatigués. Trop assurés. Ralentir devant les corps pressés. Accepter de s’arrêter. Tenter l’aventure, sur le trottoir : mettre un pas devant l’autre. Comme autrefois. Ou demain. C’est-à-dire maintenant. Les autres apparaissent comme au premier jour, comme des extraterrestres. D’ailleurs on ne saisit pas vraiment leurs intentions. Les yeux semblent loin de leur direction. Pour ma part, je regarde dans tous les sens, différemment de cette dame qui vient de jeter un œil, suspicieux, depuis sa loge en ma direction. Une autre dame qui vient vers moi surveille sa valise, comme si celle-ci allait s’enfuir. Et, je plains tous ceux qui sont enfermés dans ces voitures qui roulent malgré eux. En fait non. Nul n’est à plaindre. Le pigeon est-il lui aussi lavé de sa propre histoire ? Mais alors jusqu’à quel stade dois-je me déshabiller ? Des couches et des couches, des couches de vêtements. À quoi bon se vêtir ? Le corps de l’homme est splendide. Laissons les conséquences aux autres : gros, gras, petit, obèse, obéré. Les bibliothèques sont de somptueuses garde-robes. Mais virgule : que savons-nous de la danse ? Quelle expérience ferais-je du toucher ? Et du rythme ? Du rythme et du toucher ? Du toucher rugueux de l’écorce. De l’équilibre, et du bruit comme musique ? Des façades d’immeubles dont les motifs sont l’alphabet d’une autre histoire ? Des fleurs dressées ? Et des bourgeons ? Alors nous pourrions nous poser sur un banc. C’est un autre vertige qui se saisirait du monde. Beaucoup plus puissant que le premier. Je viens d’écrire une nouvelle. Une nouvelle où la pensée voit le mouvement, dit-il. Où le mouvement saisit le corps dans sa mobilité cachée. Où l’homme est une fleur parmi d’autres, de toute beauté. Où la danse, une fois l’épais rideau du théâtre levé, fait apparaître l’homme dans sa splendeur. Alors le monde aura cette vibration silencieuse, première. Et nous serons nous-mêmes silencieux, aussi nus que des enfants, puisque ce sera le monde qui se mettra à nous parler, dans une langue inconnue, d’une langue non sue pourtant presque familière. Le sourire sera non visible, mais l’ombre complice. Ah des mots, toujours des mots. Il en resterait un poème peut-être, un oiseau. Et rien n’aura tout à fait changé, l’oiseau restera l’oiseau, sauf pour celui qui se souvient. Et rien n’aura tout à fait changé.
Il aurait fallu vendre la fleur avant son éclosion. A présent, elle est esquintée. Mal vendue, mal placée, diront les uns. Manque de pot. Mais d’ailleurs vend-on la beauté ? Vend-on la pitié ? Pour quelle obscure raison achèterait-on une fleur pourrie ? La dernière fois que je traversais le lieu de report et de repos des morts, je découvris dans l’une des poubelles des géraniums encore fleuris par quelques bouts vigoureux. Ils étaient en nombre dans la grosse poubelle et j’en prie une poignée. A-t-on besoin d’acheter la beauté ? Je les plantais dans mon jardin. Ce sont des fières bêtes à présent, au poil soyeux, à la robe délicate qui traversent l’hiver comme des chiens de traîneaux. Braves bêtes.
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