L’homme se tient sous la grande passerelle, dans le hall de gare, de la gare de Juvisy, à cet endroit où toutes les voies se rencontrent, communiquent entre elles par le balancier des passants. Les uns sortent, les autres rentrent. Les uns dévalent les escaliers d’un quai pour avaler ceux d’un autre quai. Du 41 au 50… Du 47 au 40… Ce serait la grande maison de la chaussure si ce n’était une gare. Lui se tient toujours, tous les jours ici, dans son bleu de travail, à l’intersection des flux. « Demandez le 20 minutes », dit-il à l’adresse des passants passant par là. Le journal est tendu dans sa main levée. Mais il faut mettre le volume, sortir le son : « Le 20 minuuutes… » Au début, les premières fois qu’on passe, on voit cet homme affronter le flux des voyageurs comme le pêcheur qui se tient impavide dans le courant marin, dans le gros grain. Car il semble que le but premier de cet homme est d’être physiquement là ; d’être visible de tous sans entraver la direction de chacun. « Demandez le 20 minuuutes… » J’imagine qu’il faut une dose certaine de courage pour rester là, là : en son milieu, et dire, mais dire vraiment ou s’adresser au vide. Mais pas plus de courage peut-être qu’un écrivain dans sa cuisine, assis à sa table de travail. « Le 20 minuuutes… » Au début ainsi, comme la première goutte d’un bloc, d’un bloc de glace, qui n’est pas prêt à fondre, mais s’y prépare, c’est la même indifférence qui se réfléchit sur lui. « Le 20 minuuutes… » Comment lui le crieur placé au milieu de la foule ressent-il le temps qui passe ? Compte-t-il, pour se divertir, le nombre d’occurrences criées ? Le nombre d’exemplaires distribués ? S’amuse-t-il à augmenter le temps qui passe de la somme des « 20 minutes » donnés ? À raison de dix-sept journaux distribués à autant de mains en moins de 5 minutes, cela vous augmente des trois cent quarante minutes offertes aux passants, dans un temps inférieur à l’unité même de son point de mesure. Se fixe-t-il dans l’éternité, et déclame-t-il comme l’oiseau sa partition, comme le comédien une intention ? N’est-il pas lui — le crieur, le maître du temps ? ouvrant la foule comme une lame le ventre du poisson, la séparant comme le rocher les eaux ? N’est-il pas un dieu en sa toute-puissance ?
Le crieur, gare de Juvisy, 9 fév. 2024
J’aime ça :
J’aime chargement…
Commentaires récents