Se détacher de la pesanteur. Se détacher des mots. Mais non. Rien n’y fait. Ça vous colle la peau. Cette réalité vous colle à la peau. C’est une réalité à ciel ouvert. Avec ses barrières, ses limites. Tout, strictement tout, chaque objet dans la rue, chaque détail, a recouvré sa fonction de décor, son intention première, son intention de mise en scène. Jusque dans l’attitude, jusque dans la parole. Comme une musique trop sue. C’est insupportable. Le moindre signe est amplifié au passage du corps sensible. Tout, strictement tout, a recouvré sa fonction de décor. Tout s’est dévêtu de sa nativité première. La fuite en réalité n’en était pas une. L’éloignement géographique ne faisait qu’amorcer ce grand retour, que mieux préparer la chute des toiles. Assis sur un banc, dans un jardin public, je contemple néanmoins cette nativité première, comme une espérance, comme un homme assis derrière le hublot qui regarde l’océan. Et dans ce décor il n’y a pas d’espérance puisque demain n’existe pas, puisque demain est un mur qu’il faut longer, puisque demain est ce mur dans un ciel resplendissant.
Catégorie : D’époque
Dans le métro, les marques fondent,
la parole s’éteint.
Ici elle fait l’effet d’un fil tremblotant dans la grille du ventilateur sans ressentir l’air ;
On vit encore avec l’image de cette parole pour les plus talentueux,
Son souvenir ; on souffle on souffle pour prolonger la mémoire des habitus,
mais cette parole n’exerce plus rien.
Certains s’évertuent à faire la grande roue,
à faire la paon et le « pan » dans la grande roue ;
Mais c’est un cerceau géant, gérant, garant.
Et ça ne les grandit pas,
Et le monde s’éteint.
Les marques fondent,
la parole s’éteint.
Elle fait l’effet d’un fil tremblotant dans la grille sans ressentir l’air du ventilateur ;
On vit encore avec son image pour les plus talentueux,
son souvenir, on souffle on souffle pour prolonger la mémoire des habitus,
mais la parole ne dit rien.
Et certains s’évertuent à faire la grande roue,
à faire la paon et le « pan » dans la grande roue ;
Mais c’est un cerceau géant, gérant, garant,
Mais ça ne les grandit pas,
Et le monde s’éteint.
Il y a toujours quelque chose de daté dans l’image. Dans l’image des téléviseurs. Non pas dans le contenu traité — mais dans l’épaisseur de l’image. Il y a une tendresse à voir ces images passées à nouveau défiler dans l’écran ; par la mémoire des événements qu’elles suscitent, par la texture de l’image aussi ; laquelle fixe les faits au moment de la technologie des faits — double jointure. Il y a le présentateur aussi : sa mine sympathique, ou son costume désuet, nous renvoient au corpus de la mémoire, au-delà de l’information traitée, au-delà de la technologie en cours ; le modèle de téléviseur que nous possédions au moment de le regarder sourire, la pièce où nous étions au moment de l’entendre tousser, les événements de notre vie qui s’y déroulèrent, ou tous ces autres souvenirs prenant appui sur un corpus d’images personnelles auquel l’image du téléviseur nous renvoie ; sensitif, émotionnel, fugace. Heureusement que la vie suit son cours, paisible et lent, hors du contexte des technologies ; heureusement que la réalité se perçoit, dans ses dimensions sensorielles et sociales, hors de ces principes télévisuels. Le fait de nos technologies actuelles est qu’elles veulent, dans leur intentionnalité, surpasser notre acuité par la qualité des technologies mises en œuvre ; par ces effets d’éclairage ou de surmaquillage aussi ; comme si la technologie, et son ensemble participatif, s’invitaient dans notre salon, se détachaient du téléviseur, se projetaient littéralement hors de l’écran. Le temps de la pièce disparaît pour laisser entrer celui de l’image. Cependant, force est de constater que cette manière de s’inviter dans le salon se fait en connivence avec le spectateur, et que la distance critique, séparant le téléviseur de l’image projetée, est celle convenue entre le spectateur et la technologie. Oui, à l’instar d’un spectacle de magie où le tour et l’illusion se confondent, cependant que dans le tour de magie, la distance critique s’établit par la reconnaissance des contours de sa disparition ; mais, devant l’écran, ce serait un spectacle de magie dont le spectateur connaîtrait déjà le tour, et reconnaîtrait l’illusion. Cependant, force est de constater que la magie du téléviseur repose sur une illusion plus grande, qui consiste à faire croire en l’illusion d’une distance critique, alors que le tour opère ailleurs. Le mot texture est un mot valise à double fond : il contient aussi le mot textualité, mais celle-ci nous échappe complètement. Ainsi, l’illusion du téléviseur est de nous faire croire que nous regardons une image, laquelle, dans son ascension technologique, nous rapprocherait de sa propre perfection. L’illusion du téléviseur est de nous faire croire que nous sommes spectateurs, alors qu’en réalité nous ne regardons rien. L’illusion du téléviseur est de nous faire croire que nous voyons une image alors qu’en réalité nous sommes dans l’image.
Lorsque le journalisme oublie de tremper sa plume dans le feu même du soleil, ou qu’il oublie sa nature profonde d’être les rais de l’astre bondissant qui éclairent le monde et sa naissante vitalité, alors il ne produit rien qu’un tas d’immondices que le reflux de la marée et la montée du jour terminent d’assécher sur les sables. Des cadavres, des cadavres, des prospectus, et tout un fatras de fils qui vient d’on ne sait où. L’ensemble est d’une telle indécence que le regard s’en trouve amoindri — dans la contemplation du jour, et qu’un voile de tristesse tombe. À y voir de près, tous ces déchets, tous ces cadavres, tous ces fils forment d’étranges personnages, d’étonnantes figures, de drôles de paysages, qui se muent parfois en signes abstraits. Lorsque la nuit redevient maîtresse des lieux, des feux follets au-dessus de ces tas abandonnés paraissent, faits d’une lumière froide, presque incandescente. L’irisation provoquée par ce tableau d’ensemble conditionne le volume nocturne. L’esprit s’agite alors, produisant des constellations fébriles ; la vision du rayonnement de la mer fait goutter le corps à grosses perles ; et la sensation de froid délivrée par ce paysage maladif se conjugue à celui de la nuit, raidissant le corps, syncopant le rythme de la respiration, faisant trembler tous les muscles. Au matin, le corps se précipite sur la langue de sable, cherchant, au milieu des cordes et des déchets, quelques indices — mais lesquels ? La main frotte le sable, encore mouillé, effaçant par son mouvement sa propre trace. Bientôt pris dans les rets de ces éléments disparates, s’enfonçant, s’enfouissant, s’agitant pour s’en détacher, se pressant, se dressant, voilà la corps frappé d’une horrible douleur. Le corps s’asphyxie, et plus il pousse plus il tire, plus les liens se resserrent. Les plus chanceux continuent malgré tout de déambuler, passant sur la plage et paissant, formant des sortes de monstres archaïques au gré des ordures qui les couvrent, et qu’ils traînent, au milieu des déchets du jour, et qui dans la nuit phosphorent de concert, dans un étrange et lent ballet.
Le vide qui entoure l’écriture est inouï, et si j’écris ce soir, ce n’est pas tant pour partager mes états d’âme que pour fixer, une fois pour toute, l’image qui se révèle. Je suis dans la chambre noir, et le matériel est prêt. Bains de révélation, fil tendu, pinces à linge, la porte est close. L’imaginaire est censé se taire lorsque l’obscurité se fait. La vérité tient dans cette phrase : l’écrivain est seul. Il ne s’agit pas de cette solitude rêvée que les gens de goût apprécient, ce mélange de silence, de temps et donc d’espérance, à laquelle s’accouplent les bienfaits du regard, d’une nature prête à épouser le corps, et d’un corps prêt à l’accueillir, à cheminer avec elle dans l’univers des signes, cependant chiffré, qui s’offre à lui, comme fleur qui éclot dans la multitude, qui offre sa durée. Non, cette solitude-là est bénie. C’est une solitude plus profonde, plus obscure, qui se présente : le caractère vain de l’acte. Non celui d’écrire, aussi heureux que la fabrication d’un feu, d’une journée assis près du feu à confectionner le tricot de l’enfant, mais celui qui grandit, cette illusion, le fantasme qu’un être de chair se présenterait, que cette apparition soudaine soulagerait bien des maux, des peines, dont celui de remettre l’objet de notre attention à l’enfant chéri, ou d’accroître, par un quelconque moyen, la possibilité du mouvement, comme si quelque chose d’inouï allait se produire, et nous écarter, un temps, du tombeau. Car en vérité, par un coup du sort dont il m’est difficile de découvrir les causes, naturelles, artificielles, rationnelles, de saisir le mécanisme caché, l’écrivain finit par se retrouver seul, malgré lui, devant son tombeau. Et derrière l’écrivain, il y a l’homme. Je me dois d’éclairer la pensée, qui somme toute paraît peu confortable dans la vision prochaine. Ce tombeau est un bac ouvert, de deux mètres par son quart, profond, aux dimensions du corps, qui s’ouvre à quelque distance du bureau, au moment l’acte, à mesure de sa progression. C’est un lent mécanisme qui échappe à la concentration, tant la concentration est pleine, et dont l’effet devient perceptible à mesure que le charme du travail se dissipe. Et de se retrouver seul en fin de compte, nez à nez, devant cette horreur. Et c’est là que l’angoisse, proportionnelle à l’acte réalisé, saisit l’hère. On a beau crier devant cette horreur, on est seul. J’aurai beau me révolter, le tombeau est ouvert. Et tous les êtres imaginaires que vous avez côtoyés, tous les êtres vous ayant accompagné, ne vous sont d’aucun secours. C’est le pouvoir des fables.
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