L’oeil est une paupière. J’ai plaisir à l’ouvrir quand je sors. Dieu, que c’est grand ! Le reste du temps, je vaque aux occupations de la pièce : ordonner, ranger, faire en sorte que les objets répondent au confort. Au confort, au grand fort. Mais une fois dehors, la pièce est loin. J’ai souvenir de vagues échos. Ici reste ici. Ici reste loin de la pièce et des environs. Il serait drôle de savoir où nous marchons, quand d’autres nous situent toujours ici, dans ce même décor. Si le diable se cache en chaque détail du monde sensible, visible, intelligible, sa farce reste flagrante. Après tout, qu’ici soit ici ou là, quelle importance ? Ici là ou ici ici restent plaisants. Ici ici est fort joyeux je trouve, ça n’empêche pas de s’interroger sur ici là, et de nommer cet ici là, absolument magique, n’est-ce pas ? Dieu, quel vertige ! je dois m’asseoir sur un banc. Je dois rentrer chez moi. Je dois fermer la paupière et ordonner la maison.
Catégorie : Journal (Page 11 of 13)
Peut-on penser la production d’un écrivain, dont les textes, dont les phrases, dont chaque ligne, iraient inaperçus ? Comme si l’oeuvre se faisait en deçà de la page, et que les pas se confondaient avec le bruit, sans être audibles. La page serait alors une sorte de sanctuaire dans l’espace foulé, lumineuse et blanche, et métaphore totale de l’espace habité. De l’écrivain, il ne resterait rien si ce n’est dans la promiscuité des textes la manifestation de cet espace où le monde continuerait à circuler, librement, où les pas iraient dans des directions, et selon des pentes, qui échapperaient à la prédation du regard. Et cette page se réaliserait en tout lieu, en tout monde, en chaque instant. On fréquenterait cet espace par incidence, sans le rencontrer vraiment, avec la ferme conviction ou le génie de croire que cet espace fut, non pas nécéssaire mais, vital.
Fenêtre entrouverte, le houx luit autrement. Le houx, dans l’entrebâillement de la fenêtre, propage un peu de son éclat dans le houx de la vitre. Ce n’est pas le même houx, dirait-on, qu’autrefois. De même il en va des troènes, dans la fenêtre entrouverte, dont les branches bougent derrière celles du houx, lentement. Si le vent était langage, réussirait-il à mouvoir ces lettres? Fenêtre entrouverte, chair du monde.
C’est une allée, un parc, un jardin. C’est une invitation à s’asseoir. Une fontaine coule à côté du banc. Le banc est situé dans la partie la plus reculée, la plus ombragée, du jardin. C’est le séjour des hortensias. Une lumière douce caresse les vêtements. Le badaud qui s’assoit profite de la fraîcheur, des plantes que les rayons du soleil touchent, de la fontaine qui clapote, et des buis sculptés, l’un en forme d’hélice, l’autre en forme de sphères, de la plus grande à la plus petite. Trois tritons séjournent dans la fontaine, rocaille. L’esprit flotte, à moins que le jardin ne flotte lui-même. Lumière accentuée par le calme et calme accentué par le bruit des jets d’eau. L’esprit finit par se déplacer, ainsi que le jardin, ainsi que le monde. C’est un ici qui se délie de la fiction. L’esprit peut goûter toutes les saveurs du monde qui s’offrent à lui comme faisceaux d’indices et de délices. Le monde n’est plus représentation du monde. Et le corps n’est plus à côté du monde, mais dans sa part la plus obscure. À cette mélodie que les tritons font jaillir, s’ajoute, entre les rideaux d’instants, le chant discret d’un merle. Dieu, quel paradis. Le gardien s’approche du promeneur, du rêveur, et dit à l’homme de bien de retrouver ses esprits, le jardin, qu’il est l’heure de quitter, de se lever, que le jardin va fermer.
Non, je ne suis pas mort. Mon regard n’a rien perdu de sa superbe. Je souris. À présent que je marche, que j’ai loisir de marcher, – et gare aux jaloux, aux loups, aux feux, au tigre de Bengale –, je peux, à la différence du pigeon qui – objectivement – semble être complètement désaxé, je peux, je peux marcher et, chaque fois que je pense à l’avenir, c’est de manière inadéquate, puisqu’il s’agit de ne pas me concentrer sur le présent, mais de légitimer quelque chose du passé, d’un avenir qui n’a pas eu lieu dans le passé – ce contrat que je n’ai pas eu, cette femme que je n’ai pas embrassée – en gros, au détail, au prix de gros, des occasions pour la plupart choisiment manquées, et au diable les étiquettes, les oriflammes, ces tue-mouches, les ouvre-boîtes, les boîtes de conserve, et toutes ces images qui me collent à la peau, oui au diable, concentrons-nous sur le présent, ô joie, quant à l’avenir, laissons le présent nous emballer.
Puisque le livre est fermé, que ces personnages sont libres, que ses personnages errent parmi les vivants, et les vivants parmi les morts, et les vivants parmi les personnages de fiction, comment trouver l’issue, et la fuite : le point de perspective qui redonnerait au décor sa dimension première, sa dimension narrative, sa dimension de papier, pages qu’on ouvre et qu’on ferme, qu’on livre et qu’on ferme. Ainsi, le narrateur, pour la première fois, ferait le pari de sa fiction, au risque de ne plus paraître parmi ses contemporains.
Les deux portes-fenêtres l’une ouverte, l’autre fermée
le soleil inonde la pièce comme j’ouvre un oeil
et lui redonne son exact volume,
volume de belle espérance
d’un à venir déjà clos dans le présent
redonnant au présent son entier volume.
J’ouvre les yeux et je souris de cette espérance
comme si toute l’épaisseur avait été lavée
et que je retrouvai mes yeux d’enfant dans un corps nettoyé et lavé.
Je marche pour rester vivant. Je vais d’un point vers l’autre. Le monde se disloque; le monde est un terrain de jeu: sortir de ses frayeurs. Sans quoi, je finirais comme le monde, dans une cage à poules. Ce sont d’abord des cris, de révolte ou d’indignations. Ensuite c’est le silence. Puis la dislocation. La dislocation prend du temps. Personne ne se rend tout à fait compte. Même si une chose étrange traverse l’esprit, les corps, les villes, semble s’être posée, sans être visible, une chose que les gens traversent, puis contournent. Marchant dans la rue, on ne se rend pas compte. Pas plus que le soleil se souvient de nous. Non le soleil qui vous rôtit la peau, mais celui qui fraie à l’ombre, parmi les herbes que le fruit la fleur contiennent. Bien sûr, ce n’est pas évocateur. C’est comme une pomme, une tomate, une mandarine, ça se croque, c’est tout.
C’est un problème de temps. C’est un problème d’attention. J’avais oublié qu’on ne pouvait plus voyager ; qu’on ne pouvait plus non plus être seul. Même si le soleil est même pour tous. J’ai fait une croix sur mes espoirs d’être publié. Sans trottinette, j’irai à pied. Acceptez ce qui se présente, ce n’est pas recevoir tout d’un bloc mais le tailler. Accueillir l’inacceptable, il finit par se tarir. Un jour, on reçoit la mort. Elle est le vase qui accueille les roses, et qui reste sur la table, bien avant qu’elles n’éclosent. Savoir dire non quand même. Sans but, il serait difficile de faire une chute acceptable. Et la posture finit par terre. Oui, il est dur de voyager. Il est dur d’être seul. Je me retrouve emmêlé, entre les pages, entre les caractères, avec des personnages, ne sachant s’ils sont réels ou de fiction, convenant moi-même d’une fiction nécessaire, a minima, pour que le réel et la réalité ne se dérobent pas au quotidien. Adossé contre la vitre d’un panneau publicitaire, aux affiches mobiles, je conçois alors être à l’orée d’un grand voyage dont l’issue est incertaine. Je dois m’asseoir.
Pour l’enfant, les minutes sont longues. Mais pour celui qui se rend à destination, que valent les secondes ? Que valent les minutes, les secondes, que le train consume dans sa course folle ? Nous allons plus vite que les nuages. Avec mon fils, nous regardons l’heure. Mais les chiffres sur le cadran ont perdu leur pouvoir. L’un succède à l’autre. Avec mon fils, nous regardons les nuages. Chaque nuage pourrait avoir valeur de mesure du temps : où la seconde minuscule se disperse, tandis que la longue heure nous accompagne dans le voyage. L’arrivée et le départ. Nous l’avons fait dans les deux sens. Il n’y a pas de bout. Que faisons-nous de cette attente ? Vois-je les secondes qui s’échappent ou suis-je concentré sur les minutes qui me sépare de l’arrivée ? Somptueuses minutes, somptueuses secondes, amassées dans le ciel, présent que le jour emporte.
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