J’ai un nom. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il tient sur la boîte à lettres. Parfois on frappe. J’ai beau tenter de l’ôter, j’ai dû me résoudre à cette nécessité d’avoir un nom. Les premiers jours que je l’avais posé sur la boîte à lettres, je passais devant lui pleinement satisfait et sûr de moi-même. Oui je passais en bellâtre sûr de l’effet produit par le bonjour qu’il lance à une dame, voire en maître qui jouit de son statut de maître par le regard de son chien, bref et convenu. Cela arrive rarement, cela arrive quand même. J’allais jusqu’à comparer les patronymes affichés sur les boîtes à lettres, me secondant dans la tâche d’avoir à constater qu’il n’était pas meilleur nom que le mien. Je dois dire que ces événements survenaient après un temps où j’avais produit mes efforts à disparaître, en vain. Alors je regardais ce nom écrit sur la boîte à lettres. Pourquoi pis pourquoi pas, tapotais-je avec la ferme résolution de l’accueillir en toutes circonstances, et de recueillir sous ses lettres je ne sais quoi de moi-même. Les premiers temps, j’ai donc commencé à m’écrire pour apprendre à me connaître. Cher toi, comment vas-tu ? En effet, je vais bien. Et patati et patata, heureux de lécher le timbre et de recevoir de mes nouvelles, fort bientôt. J’allais même jusqu’à me faire parvenir des recommandés pour être sûr que l’expéditeur existait tout autant que son destinataire. Bien le bonjour. Bien le bonjour. Un recommandé à votre attention. Signez là. Et j’ouvrais l’enveloppe, toujours avec curiosité. Je prenais des nouvelles de ce bel ami jusqu’à m’inquiéter de sa santé. Il m’informait avoir des rêves de voyages, mais que comme moi les contraintes de la vie matérielle ne les laissaient qu’à l’état de soupir. Si bien qu’à travers nos lettres, nous nous confiâmes, et certains de nos voeux les plus chers. J’avais là un ami. J’avais là un ami avec lequel échanger sur des sujets de travail aussi, qui malgré mes nombreuses tentatives d’ouverture, étaient restés lettre morte. Sacré toi, qu’il m’écrivait, et lui-même m’informait de son actualité. L’un et l’autre avions beaucoup en commun. Si ma mémoire ne ment pas, je puis dire que nous étions l’un pour l’autre deux étrangers en quête d’une même patrie. Cher toi, comment vas-tu ? Cher toi, à bientôt de te lire. Tant de mystère, des pages et de pages si bien que j’éprouvais le désir de nous rencontrer. Et pour ne point abîmer cette amitié naissante qui s’épanouissait sur des racines épistolaires, j’usais de stratège pour que l’idée nous soit réciproque. Si bien qu’un jour, je reçus une réponse affirmative à une question que je n’avais pas posée. Je m’étais donné rendez-vous sur un banc, et force est de constater que personne ne vint. Nous convînmes, à notre troisième tentative, de notre timidité réciproque, qu’il fallait nous connaître encore, que ce n’était pas l’instant que le monde avait dicté. Il survenait des périodes durant lesquelles je n’avais plus de nouvelles, puis subitement deux lettres, trois lettres, bientôt cinq lettres, si bien qu’il n’était pas rare que nous développions des correspondances croisées. En quelque sorte, nous réalisions l’impossible voeux de soutenir plusieurs conversations en même temps, et non plus successivement. Mais un jour, quelque chose avait basculé. Notre correspondance devint plus hésitante. Quelque chose ne semblait tourner pas rond. L’écriture était moins appuyée, le contenu plus évasif, et la signature tremblait. J’ouvrais ma boîte, il n’y avait rien. J’ouvrais la boîte, il n’y avait toujours rien. Puis cet ami finit par m’avouer ce qui tourmentait son cœur. Il m’écrivit vouloir disparaître, disparaître pour de bon. Une absence de perspective, demandai-je ; un moral faible, m’inquiétais-je ; non, ni toute autre hypothèse. Il lui semblait que ces histoires de patronymes étaient absurdes, et le gonflaient sérieusement. Ni moi ni lui n’avions d’intérêt pour l’existence. Et ni lui ni moi n’avions non plus rien à lui offrir. Et qu’en l’occurrence il lui semblait préférable de disparaître, comme il ne sert à rien d’avoir un téléphone quand on ne possède pas de ligne, mais qu’il ne m’oublierait pas. Adieu, m’a-t-il écrit dans une dernière lettre. Adieu, a-t-il écrit sans la signer. C’est ainsi que notre correspondance s’arrêta et que ma boite à lettres resta vide. Comme chacun qui possède un nom, je reçois bien sûr mes factures ainsi que mon lot quotidien des publicités anonymes. Mais parfois, il m’arrive encore de trouver dans la boîte à lettres une enveloppe blanche, ou une carte postale sans adresse, sans un mot. C’est gentil de sa part de se souvenir de moi et si pour la mienne je n’ai jamais réussi à disparaître pour de bon, je pense souvent à cet ami qui a su s’éclipser, et qui est je ne sais où aujourd’hui.

17.06.2013