C’est un grand pouvoir qui autrefois me fut conféré. Dieu sait que je l’ai oublié : à me plaindre de la situation, des conditions matérielles, de ce qui ne va pas… Ou pis, à faire fausse route dans mon désir de le ressusciter ! J’en veux pour preuve mon voisin, un ami ingénieur ingénieux, qui habite l’immeuble en face du mien, un étage sous le mien. Un jour, il me héla de sa fenêtre en faisant de grands signes: « C’est ça ! Oui c’est ça ! » criait-il. Dès cet instant et pendant plusieurs semaines, je le vis déborder d’une intense activité, à couvrir ses murs de tracés et de plans, à assembler des tôles et des toiles, à faire chanter le marteau, le cliquet, à faire hurler sa visseuse, de jour comme de nuit, entre deux mouvements de scies musicales car ce voisin et ami est aussi mélomane. Puis, c’était un matin, il monta sur le rebord de sa fenêtre vêtu d’une drôle de combinaison. On eût dit une chauve-souris. Il semblait joyeux. Il ajusta ses lunettes en forme d’yeux de mouche, fit un signe de croix, et sauta. Dix-huit étages. Pour toujours je garderai le souvenir d’une tâche, en bas de l’immeuble, magnétisant un cercle avant que tout ne s’efface. Quand bien même son invention eût-elle volé, était-ce la bonne voie ? Oui, je le sais à présent. Nous avons ce pouvoir, quelle que soit la charge qu’il nous faille transporter. Le monde s’effondrerait — et mon immeuble s’affaisse chaque jour davantage —, les eaux recouvriraient-elles nos routes ou le vent ce que nos mains tracent dans le sable, tout me désigne que le tout est dans le mouvement d’une crise, à jamais perpétuel. Et tandis que les uns, dans l’inexorable chute, se disputent les hauteurs du ciel recouvrant ce qui s’effondre d’un nouvel effondrement, que d’autres s’activent à mettre sous verre les reliques de vie, j’observe parfois quelques créatures, ô combien étranges et mystérieuses, aller dans le ciel avec lenteur et sans ailes. Oui, le corps légèrement penché de l’avant, comme si leurs yeux étaient situés au-dessus de leurs tempes, tandis que les nôtres resteraient fermés. Profond secret que celui de ces êtres, pacifiques dans leur élan. Un jour, l’une d’elles se présenta devant ma fenêtre. Elle portait un enfant dans les bras. Avec effroi je constatai que mon immeuble s’était à ce point affaissé durant la nuit que mon étage était maintenant presqu’à la hauteur des devantures de magasins, et que les eaux ce matin recouvraient dangereusement la chaussée, faisant foncer les véhicules à tire d’ailes, en tous sens, dans une foule affolée. J’ouvris la fenêtre, le vacarme entra avec la créature. Elle se posa dans mon salon et déposa l’enfant. Elle semblait gênée de se présenter ainsi chez moi, mais finit par sortir une carte de sa poche qu’elle déplia sur la table. L’enfant, lui, me tira la manche en me demandant si je n’avais pas un « zus de fruits » à lui offrir. Je lui indiquai le réfrigérateur, et la créature me désigna un point sur la carte. Je compris qu’elle se rendait là mais qu’elle ne savait pas la manière exacte de s’y rendre. Alors nous retournâmes elle et moi devant la fenêtre, et malgré l’accablante agitation du dehors et la terrible hauteur des tours, je lui présentais la géographie du pays, le contour de ses côtes, les raccourcis qu’elle pourrait emprunter notamment ce bras de mer. Quoique nous n’échangeâmes aucune parole, la créature comprit mes explications, poussant des soupirs ébahis à mesure que la géographie se matérialisait en elle. Elle posa une main amicale sur mon épaule et l’enfant me remercia avec un délicieux sourire pour son zus. Je nettoyai le contour de ses lèvres. La créature reprit délicatement l’enfant dans ses bras et, inclinant la tête légèrement de l’avant, se remit en sustentation. Je rouvris la fenêtre et la vis repartir dans le ciel, lentement, avec l’enfant, sans rien savoir de leur destination.